POINT DE SITUATION

Jeux de hasard et d’argent

Situation en matière de jeux de hasard et d’argent dans le contexte de la pandémie de Covid-19 : observations, scénarios et mesures à prendre

Date de publication : 26 juin 2020

En bref

  • Une des premières mesures pour limiter la diffusion de la Covid-19 a été de décréter la fermeture de la plupart des établissements publics. Cette décision n’a pas épargné les casinos suisses qui ont tous été fermés. L’offre de Swisslos et de la LoRo a elle aussi été fortement affectée.
  • Durant le semi-confinement l’offre et les pratiques de jeu en ligne semblent avoir connu une croissance qui, sans la Covid-19, aurait été vraisemblablement moins importante. Cette évolution a été accompagnée par une forte augmentation de la publicité pour les plateformes de jeux de hasard et d’argent en ligne, via un marketing parfois très agressif.
  • Selon plusieurs études, le taux de problèmes est plus élevé parmi les joueurs qui pratiquent les jeux de hasard et d’argent en ligne. La hausse de la pratique de ces jeux laisse donc craindre une augmentation de la part de joueurs problématiques dans la population.
  • Le semi-confinement, ainsi que ses conséquences économiques et sociales, pourraient constituer des éléments de stress pouvant conduire certains joueurs à perdre le contrôle de leur pratique du jeu.
  • L’offre légale de jeux d’argent en ligne est très récente en Suisse et les modèles de protection des joueurs qui y ont cours n’ont pas encore fait l’objet d’évaluations s’agissant de leur efficacité pour protéger les personnes les plus vulnérables.
  • Des estimations ont montré que les joueurs à risque génèrent une partie importante du revenu des jeux de hasard et d’argent. On peut donc se demander si, dans la période de crise économique à venir, la protection de ces joueurs constituera véritablement une priorité.
L’offre de jeux de hasard et d’argent avant la pandémie de Covid-19
En Suisse, la gestion et le contrôle des jeux de hasard et d’argent sont partagés entre les Cantons et la Confédération. Les Cantons, par le biais de Swisslos et de la Loterie Romande (LoRo), exploitent les jeux de grande envergure (loteries, jeux de grattage, etc.) et reversent les bénéfices à des projets jugés d’utilité publique. La Confédération, quant à elle, supervise les 21 maisons de jeu par le biais de la Commission Fédérale des Maisons de Jeu (CFMJ) et tire des bénéfices fiscaux qui sont versés à l’assurance-vieillesse, survivants et invalidité. L’Etat, le secteur privé et la société civile se répartissent ainsi chaque année le profit généré par l’exploitation des jeux de hasard et d’argent, qui s’élève à plus d’un milliard et demi de francs.

Le 1er janvier 2019 la nouvelle Loi sur les Jeux d’Argent (LJAr) est entrée en vigueur, permettant l’exploitation des casinos en ligne en Suisse. Si Swisslos et LoRo avaient le droit d’exploiter les jeux en ligne déjà avant cette date, les premiers véritables casinos en ligne ont pu ouvrir au mois de juillet 2019. La nouvelle loi a en outre été à l’origine d’autres changements importants qui doivent être pris en compte pour analyser l’impact possible de l’épidémie de la Covid-19 et des mesures prises pour l’endiguer. Premièrement, outre les loteries suisses, seuls certains casinos peuvent avoir accès au marché national du jeu en ligne sur la base d’un système de licences octroyées à cet effet ; la mise ne place de ce système s’est accompagnée par le blocage progressif de l’offre étrangère à partir de septembre 2019. Deuxièmement, la nouvelle LJAr introduit la possibilité de faire de la publicité pour les casinos en ligne.

L’impact du Covid-19 sur le marché des jeux
Une des premières mesures pour limiter la diffusion de la Covid-19 a été de décréter la fermeture de la plupart des établissements publics. Cette décision n’a pas épargné les casinos suisses qui ont tous été fermés. L’offre de Swisslos et LoRo a elle aussi été fortement affectée par la fermeture des restaurants et bars proposant des jeux de loterie ou des paris sportifs[1]. L’arrêt presque total des compétitions sportives a aussi eu un fort impact sur l’offre de paris sportifs et hippiques. Cet impact été immédiat et très important pour les deux sociétés de loterie avec les premières estimations qui suggéraient une réduction de plus de 40% des revenu [1].

A l’opposé, l’offre en ligne semble avoir vécu une croissance qui, sans le Covid-19, aurait été très probablement moins importante. Ainsi, même si l’essor du jeu en ligne sur cette période ne semble pas avoir compensé la réduction de l’offre dite terrestre, les plateformes offrant ces types de jeux ont enregistré une augmentation importante du nombre de joueurs [1; 2].

La période de semi-confinement a aussi été accompagnée par une augmentation massive de la publicité pour les plateformes de jeux de hasard et d’argent en ligne, via un marketing parfois très agressif [3], et par une rapide adaptation du marché des casinos en ligne à la clientèle qui, normalement, aurait privilégié l’offre terrestre. Une étude effectuée en 2018, avant l’entrée en vigueur de la LJar, avait en effet montré que les populations de joueurs en ligne et de joueurs terrestres ne se recoupaient que partiellement [4] et ce constat a aussi été corroboré récemment par l’un des fournisseurs suisses de jeux en ligne [2]. Cette situation a conduit, déjà avant la pandémie, certains casinos en ligne à proposer des expériences de plus en plus diversifiées pour tenter d’attirer des joueurs avec des préférences très différentes. Durant la période de semi-confinement, des casinos en ligne ont aussi essayé de vendre une « expérience de jeu » proche de celle vécue par les joueurs dans les casinos avent leur fermeture. Ainsi, un casino possédant également une licence pour l’offre en ligne, a proposé sur sa plateforme numérique la possibilité de parier sur une table de roulette physique encore en fonction dans son propre casino et gérée par un véritable croupier assurant une permanence.

La période du semi-confinement a donc mené à une forte baisse de l’offre usuelle des jeux de hasard et d’argent mais a aussi donné un élan inattendu aux jeux en ligne. C’est sur ces derniers que porte notre analyse sur les effets possibles de l’épidémie de Covid-19. Il faudra toutefois aussi examiner si cette période n’aura pas également eu un effet important sur la rentabilité des casinos terrestres, et si les joueurs ayant migré vers une offre en ligne retourneront à l’offre terrestre quand les mesures pour lutter contre la pandémie seront levées.

Possible évolution des problèmes

Certains joueurs présentent des facteurs de vulnérabilité qui sont à l’origine d’une perte de contrôle progressive sur le jeu de hasard et d’argent, et au développement d’une situation dite de jeu problématique. Sur la base de l’Enquête suisse sur la santé 2017, on estime qu’en Suisse un peu plus de 5% des joueurs sont à risque ou ont un comportement de jeu problématique[1]. Parmi les joueurs en ligne la prévalence semble être plus élevée[2] . Les problèmes rencontrés par ces joueurs peuvent être sociaux (p.ex. conflits familiaux), financiers et/ou psychologiques (p.ex. angoisse, problèmes de santé).

Il n’y a pas d’évènement récent comparable à la pandémie de Covid-19 que l’on puisse utiliser pour évaluer la portée des changements que nous sommes en train de vivre ainsi que l’évolution du comportement des joueurs et de leurs problèmes. La crise du SRAS en Asie, en 2003-2004, avait eu un impact sur les casinos terrestres [6], mais l’offre en ligne n’était à l’époque pas assez développée pour s’y substituer et on ne peut donc en extrapoler les effets sur la situation actuelle. Quant aux crises économiques, il n’y a que peu d’études qui ont été conduites pour étudier les effets d’une récession sur les comportements de jeu. Une étude Islandaise a montré que la crise bancaire de 2008 a été suivie par une augmentation de la prévalence de joueurs à risque ou problématiques au sein de la population, sans pour autant pouvoir déterminer si cet effet relevait de la crise économique elle-même ou de l’essor des jeux de hasard et d’argent en ligne[7]. Une autre étude a montré que les problèmes financiers engendrés par la crise en Islande ont poussé des non-joueurs vers des jeux de loterie et de grattage[8].

Notre réflexion porte avant tout sur l’évolution ainsi que sur les effets directs et indirects de l’offre en ligne sur les pratiques de jeu durant la période actuelle. Trois hypothèses peuvent être formulées à ce sujet. La première est celle d’une augmentation du nombre de joueurs de jeux de hasard et d’argent en ligne pendant la période de semi-confinement. Une plus grande disponibilité en matière de temps, l’accès en ligne et la hausse massive de la publicité pour ces jeux pourraient avoir conduit certains individus à tester pour la première fois les jeux de hasard et d’argent, venant ainsi s’ajouter aux joueurs coutumiers des maisons de jeu qui se sont probablement également tournés vers les jeux en ligne pour poursuivre leurs habitudes « terrestres ». A cela s’ajoute encore le fait que la frontière est toujours plus ténue entre jeux de hasard et jeux vidéo[4] et la possibilité de jouer 30 jours dans les casinos en ligne sans devoir se soumettre à un contrôle d’identité (en l’absence de gains), ce qui pourrait avoir même incité certains jeunes à y jouer.

Une deuxième hypothèse concerne cette fois les caractéristiques des jeux de hasard et d’argent en ligne. Plusieurs études ont montré que parmi les joueurs qui pratiquent ces jeux le taux de problèmes est plus élevé que parmi les autres joueurs[9]. Une étude auprès des joueurs en ligne en Suisse, effectuée avant même l’ouverture des casinos en ligne dans notre pays, a ainsi montré que près d’un joueur en ligne sur dix avait des problèmes modérés ou importants en lien avec ces jeux[4]. Ces taux très élevés sont souvent liés aux caractéristiques des jeux de hasard et d’argent en ligne (p.ex. possibilité de jouer à plusieurs jeux en même temps, jeux qui peuvent être plus rapides), à leur accessibilité permanente, à la virtualisation de l’argent et à l’absence de contrôle social[9], qui peuvent les rendre plus dangereux que les jeux terrestres. Le passage permanent de certains joueurs du jeu terrestre au jeu en ligne pourrait ainsi engendrer une augmentation des problèmes.

La troisième hypothèse porte sur l’effet psychologique du semi-confinement et/ou du stress liés à l’épidémie de Covid-19 sur la pratique des jeux de hasard et d’argent dans la population. Un certain nombre de recherches ont observé un lien entre un évènement de vie stressant et la pratique problématique de ces jeux. Ce lien semble varier en fonction de la personnalité des joueurs et des stratégies qu’ils utilisent habituellement pour faire face au stress[10]. Le semi-confinement, ainsi que ses conséquences économiques et sociales à venir, pourraient ainsi représenter des éléments de stress suffisamment importants pour conduire certains joueurs à une perte de contrôle de la pratique du jeu. 


[1] Estimation faite sur la base des résultats de l’étude de Dey et Haug (2019)[5].
[2] Les joueurs à risque modéré ou pathologiques représentent 9.0% des joueurs en ligne[4].

Les joueurs problématiques et le dépistage des problèmes

La perte de contrôle sur les comportements de jeu est désormais reconnue comme une maladie (trouble de jeu d’argent) par la CIM-11 et le DSM 5[3]. De son côté, l’industrie des jeux de hasard et d’argent s’appuie généralement sur l’idée de la responsabilité individuelle à travers le concept de jeu responsable. En Suisse, à la différence de certains gros fournisseurs de jeux implantés à l’étranger, l’industrie doit mettre en place des outils pour protéger les joueurs. La fermeture des sites de jeux en ligne étrangers pourrait donc théoriquement avoir eu des effets favorables aux joueurs les plus vulnérables. Cependant, l’augmentation probable du nombre absolu de joueurs en ligne durant la période que nous traversons n’est pas tombée au moment le plus propice pour la protection des joueurs. L’offre en ligne est en effet encore trop récente en Suisse et les modèles de protection des joueurs qui y ont cours n’ont pas encore fait l’objet d’évaluations pour connaître leur efficacité en matière de protection des personnes le plus vulnérables. Un article apparu récemment dans la presse suisse[3] a d’ailleurs soulevé des doutes sur la capacité réelle des casinos en ligne à protéger ces joueurs.


[3] La Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM) et le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) sont des manuels de classification des maladies. Le premier est élaboré par l’Organisation Mondiale de la Santé et le second par l’Association Américaine de Psychiatrie.

Le futur proche : entre théorie du complot et risques possibles
Le coronavirus a frappé de plein fouet l’économie nationale et internationale, créant une crise économique que certains voient comme la deuxième en importance après celle des années 1930. Les acteurs gravitant autour des jeux de hasard et d’argent sont eux aussi tous touchés par cette crise, ce qui risque de produire un effet domino touchant la société suisse de manière plus large. Les jeux de hasard et d’argent sont une source importante pour les finances publiques (AVS et Cantons) et pour les associations culturelles et sportives qui reçoivent d’importantes aides financières pour leurs activités d’intérêt-public. Même si la LoRo a indiqué être confiante sur sa capacité à assurer les financements immédiats grâce à un fond de 20 millions constitué durant l’exercice 2019[11], la baisse des recettes pourrait être bien supérieure à cette somme et ce manque à gagner interviendra dans une période de forte contraction économique. Il faut encore ajouter que, depuis quelques années, des experts s’interrogent sur la capacité réelle de l’État à s’assurer du bien-être des joueurs tout en bénéficiant des revenus des jeux de hasard. Des estimations effectuées en France ont montré que les joueurs à risque génèrent dans des conditions normales 40% du revenu des jeux[12]. L’étude mené en Suisse sur les joueurs en ligne a montré que 9% des joueurs, qui étaient les plus problématiques, étaient à l’origine de 46% des dépenses[4]. On peut alors se demander si, dans la période de crise économique à venir, la protection des joueurs constituera véritablement une priorité.
Rester vigilant et mieux comprendre
En conclusion, la période associée à la pandémie de Covid-19 pourrait avoir des effets importants sur les pratiques de jeu, sur le nombre de joueurs problématiques et sur la capacité de protéger les joueurs plus vulnérables. Or, le principal outil de monitorage des problèmes liés aux jeux de hasard et d’argent dans notre pays est l’Enquête Suisse sur la Santé qui, en plus de n’être que partiellement utile au monitorage[13], ne sera pas reconduite avant 2022. Il serait donc important d’avoir accès et de pouvoir analyser les données relatives aux joueurs qui sont collectées par les casinos et les plateforme d’offre en ligne, ce pour pouvoir évaluer les effets de la période que nous traversons sur les comportements des joueurs. Une enquête sur les joueurs de jeux de hasard et d’argent en ligne représenterait en outre un instrument important pour analyser les effets psychologiques et sociaux, et leur impact sur les comportements de jeu, durant cette période.
Bibliographie
  • 24 Heures : 17 avril 2020. La crise plombe les chiffres de la Loterie Romande.
  • Nau.ch : 26 avril 2020. Coronavirus zahlt Schweizer Online-Casinos nicht aus.
  • NZZ am Sonntag. 19 avril 2020 Unfaires Spiel.
  • Al Kurdi, L. Notari, et H. Kuendig, « Jeux d’argent sur Internet en Suisse : Un regard quantitatif, qualitatif et prospectif sur les jeux d’argent en ligne et leur convergence avec les jeux vidéo », GREA & Addiction Suisse, Lausanne, 2020.
  • Dey M.; Haug S. (2019). Glücksspiel: Verhalten und Problematik in der Schweiz im Jahr 2017. Zürich: ISGF.
  • HSU, Cathy HC. Casino industry in Asia Pacific: Development, operation, and impact. Routledge, 2006.
  • Olason, D. T., Hayer, T., Brosowski, T., & Meyer, G. (2015). Gambling in the mist of economic crisis: Results from three national prevalence studies from Iceland. Journal of Gambling Studies31(3), 759-774.
  • Olason, D. T., Hayer, T., Meyer, G., & Brosowski, T. (2017). Economic recession affects gambling participation but not problematic gambling: Results from a population-based follow-up study. Frontiers in psychology8, 1247.
  • Gainsbury, S.M. (2015). Online Gambling Addiction: the Relationship Between Internet Gambling and Disordered Gambling. Curr Addict Rep 2, 185–193.
  • Wang, C., Neighbors, C., Cunningham-Erdogdu, P., Steers, M. L. N., & Weinstein, A. P. (2020). Stressful life events and gambling: The roles of coping and impulsivity among college students. Addictive Behaviors, 106386.
  • Le Temps : 19 mai 2020. La Loterie Romande assure son soutien à la culture.
  • Costes J-M. (2016). Quelle part du chiffre d’affaire des jeux d’argent est-elle attribuable aux joueurs problématiques ? Paris : Observatoire des jeux.
  • Notari L., Gmel G., Kuendig H. (2019). Développement d’un modèle de monitorage des problèmes liés aux jeux de hasard et d’argent en Suisse, Addiction Suisse, Lausanne, Suisse

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